Un grain d’éduc !

A une table ronde sur les métiers du social où j’étais invité, une jeune fille m’a demandé : « pourquoi vous avez voulu faire éducateur ? » J’ai répondu spontanément : « Parce que j’ai un grain… un grain de folie ! » Cela a fait rire tout le monde, mais je crois vraiment qu’il faut avoir un grain pour faire éducateur.

Dans la vie normale, on n’aime pas trop fréquenter les gens qui vont mal, qui sont dépressifs, qui ont des problèmes existentiels. En priorité ce ne sont pas avec ces gens là qu’on aime passer nos soirées ou nos weekends. Bien souvent, les gens qui vont mal répugnent, font peur. On les fuit, on s’en éloigne, on les évite de peur qu’ils nous communiquent leur mal-être. La vie est assez compliquée comme ça pour chacun d’entre nous, alors s’il faut en plus supporter les problèmes des autres, c’est beaucoup trop demandé. Voilà pourquoi, les gens chez qui la partie vide du verre a pris le dessus se retrouvent parfois seuls, sans personne avec qui partager leur mal être, car c’est assez angoissant. Quand tout va bien, quand tout roule, on a plein d’amis, de camarades. Quand tout va bien sur le plan physique, psychique et social, alors on n’a pas de difficulté pour avoir une vie sociale épanouie. Mais dés que ça va mal, les gens commencent à prendre leurs distances avec nous.
Et voilà qu’il ya une race de gens qu’on appelle éducateurs dont le job justement c’est de s’occuper des cabossés de la vie, des gens qui vont mal, ces gens chez qui c’est la partie vide du verre qui a pris le dessus. Comme le dit si bien Joseph ROUZEL : « Ce que l’on attend d’un éducateur, c’est qu’il puisse faire bouger la réalité quotidienne des personnes gravement affectées par le désordre dans leur corps, leur esprit et dans leur mode de relation. »

De plus, ces éducateurs parlent souvent de leur boulot en soirée ou avec des amis avec beaucoup d’enthousiasme et souvent avec un grand sourire ! C’est à se demander si ces gens ne sont pas un peu maso, tarés ou si tout simplement ils n’ont pas un grain. Moi je pense sincèrement que les éducateurs, pour faire le job qu’ils font, ils ont vraiment un grain ! S’occuper des gens dont personne ne veut, avec le sourire et la patate, il faut vraiment avoir un grain pour le faire.

Chaque fois que je participe au jury de sélection pour les concours d’ES ou ME, je suis toujours sidéré de voir des jeunes filles mignonnes (18, 19, 20 ans) nous dire avec un aplomb déconcertant : « Educatrice, c’est ce que j’ai toujours voulu faire. C’est un métier qui m’intéresse depuis ma tendre enfance. (…) Si je ne suis pas prise cette année, je repasserai le concours encore et encore, car c’est ce que je veux faire…J’aime aider les autres… » Je les écoute et je me dis, mais elles sont vraiment fêlées ces filles. Comment peut-on avoir comme objectif dans la vie de s’occuper des blessés de la vie, de jeunes avec des troubles du comportement, de personnes en situation de handicap, de toxicomanes, etc ?

Je les regarde et je leur dis parfois sur le ton de la provocation : « Mais Mlles, savez vous ce qui vous attend sur le terrain ? Êtes-vous conscientes des difficultés de ce métier ? Savez vous que c’est un métier mal payé, frustrant, usant, prenant et peu valorisé? Savez vous que les usagers peuvent se montrer violents à votre égard ? Vous êtes belles, pourquoi faire éducatrices ? Faites mannequins, commerciales dans des magasins de luxe, avocates, journalistes… Mais pas éducatrices… »

Réponse de la candidate : « C’est le boulot que je veux faire et ce depuis très très longtemps !!! »

« Alors, vous avez un grain, mlle !!! », ai-je souvent envie de rajouter. Non mais sans déconner !

« Mlle, je suis éducateur en MECS, même mes jeunes ne veulent pas faire éducateurs plus tard. Ils trouvent souvent qu’il faut être fou pour faire éducateur !!!! C’est un job trop dur, c’est un truc de malade !! »

Réponse de la candidate : « Je sais, mais, rien ne me décourage. C’est éducatrice que je veux faire et rien d’autre !!! »

Je conclus souvent en disant :
« Eh ben, bienvenue dans la race des fêlés. Je vois que vous avez un grain !!! »

Plus sérieusement, ce petit grain de folie est plus qu’indispensable pour exercer et durer dans ce métier d’éducateur. C’est ce grain qui nous permet de tenir, de persévérer malgré les difficultés de toutes sortes auxquelles nous pouvons être confrontées au quotidien ! Sans ce grain, on peut très vite céder au découragement, à la désespérance, à l’usure professionnelle… Sans ce grain, on sera tenté de tout lâcher face aux dysfonctionnements institutionnels, et Dieu sait qu’il y en a et parfois même beaucoup trop ! Sans ce grain, on aura du mal à accompagner un jeune qui met à mal tout ce qu’on peut lui proposer. On aura du mal à continuer d’accompagner un jeune qui essaye de nous faire payer ce que ses parents lui ont fait en terme de maltraitance, de négligence, de trahison, de non protection, etc. Sans ce grain, on aura du mal à continuer à croire aux potentialités de ce monsieur qui continue à s’alcooliser, malgré tout l’accompagnement mis en place pour l’aider. Sans ce grain, on aura du mal à voir la part de cristal qu’il y a en chaque usager, quelle que soit sa problématique du moment. Oui, ce grain est indispensable !

Un bon éducateur, c’est un éducateur qui a un grain ! Et tant mieux !!! Malheureusement, chez beaucoup d’éducateurs, il manque ce grain. Educateur n’est pas un job que l’on fait par défaut. Un job que l’on fait, parce qu’on ne sait pas quoi faire d’autre ; un job qu’on fait juste pour avoir un salaire à la fin du mois… Non, n’est pas éducateur qui veut !

Educateur, ça ne s’improvise pas. C’est un job trop sérieux et qui requiert des compétences et une bonne préparation. Le dévouement et l’envie d’aider les autres ne suffisent pas. Si on le fait par défaut, on peut faire beaucoup de mal aux usagers. Si on fait éducateur sans conviction, les usagers s’en rendront compte très vite et vous le diront. C’est un job qui requiert de l’authenticité. On ne peut pas faire ce boulot en trichant, en faisant semblant de. Les usagers dont on est sensé s’occuper sont des cabossés de la vie. Ce sont souvent des gens à qui la vie n’a pas fait de cadeau. J’aime à dire que ce sont « des spécialistes de la souffrance humaine ! » En tant que tels, ils flairent les menteurs et les tricheurs dans la relation à des kilomètres. Et ils ne supportent pas des travailleurs sociaux qui trichent ou font semblant dans leur boulot. Il s’agit quand même de leur vie et ils exigent que ceux qui sont sensés s’occuper d’eux soient non seulement compétents, mais qu’ils soient là à 100% pour eux !

Etre là, c’est être à leur écoute, c’est faire route avec eux, c’est inspirer confiance afin qu’ils puissent se livrer, c’est pouvoir compter sur nous… Il s’agit d’être là à 100%. D’ailleurs nos jeunes en MECS savent distinguer les éducateurs qui mouillent le maillot pour eux et les éducateurs « qui s’en battent les couilles de leur vie ! » (Parole de jeunes !)

Voilà pourquoi, n’est pas éducateur qui veut. Le travail de l’éducateur, c’est un travail au cœur de l’humain. L’humain dans ce qu’il a de plus complexe ! C’est une immersion au cœur de la souffrance humaine. Voilà pourquoi c’est un job qui ne supporte pas la triche et qui requiert de l’authenticité !!! Un éducateur qui triche ne saurait tenir longtemps dans ce boulot ! Un éducateur qui triche sera assez vite démasqué par les usagers qui flaireront qu’il n’est pas là pour eux, mais pour lui-même !

On ne fait pas le boulot d’éducateur pour se servir des usagers pour se soigner ou combler le vide de son réservoir émotionnel. Les usagers ne peuvent servir de « nourriture » pour remplir le vide intérieur d’un éducateur carencé sur le plan affectif. On ne fait pas ce boulot non plus pour se faire aimer et combler ainsi sa faille narcissique !!! Non.

Pour être un bon éducateur, il faut avoir non seulement un grain, mais aussi et surtout être bien dans sa tête et dans ses baskets. S’il est prévu deux ou trois ans de formation ce n’est pas pour rien. Cette formation permet d’armer le futur professionnel d’outils nécessaires et indispensables pour l’exercice de ce métier. Plusieurs thématiques seront abordées durant cette formation pour cerner le cadre législatif dans lequel le job d’éducateur se déroule, pour comprendre la complexité de l’être humain, etc. De plus, les stages permettent au futur professionnel de se confronter à la réalité du terrain. C’est le passage du fantasme à la réalité concrète. C’est permettre au futur professionnel de toucher du doigt la problématique des usagers.

Pour beaucoup, cet ancrage dans la réalité du terrain peut être violent et déconcertant. Certains sont chamboulés à un point tel qu’ils comprennent très vite qu’ils se sont trompés de métier. Ils réalisent d’un coup le fossé abyssal qui existe entre l’idée 1ère qu’ils se faisaient du métier d’éducateur et la réalité à laquelle ils ont été confrontés. D’où l’intérêt de ces stages !

D’autres par contre, et c’est la majorité heureusement, en sortent confortés dans leur choix et leur désir d’exercer ce métier.

Educateur, c’est une belle aventure humaine. Il y a beaucoup de larmes, eu égard à la violence des différentes problématiques des usagers, mais aussi que d’émotions positives, que de larmes de joie, quand on voit que tout le travail mis en place depuis parfois des années n’a pas été vain !!! Que d’émotion, quand des années après, vous croisez un des jeunes dont vous vous êtes occupé et qui vous interpelle : « Putain ! je t’ai beaucoup fait chier, mais tu ne m’as jamais lâché. Tu as toujours été là pour moi, malgré toutes mes conneries. Merci à toi. Grâce à toi et aux autres éducateurs, j’ai trouvé ma route… » Cela, en mon sens, vaut plus que tous les salaires du monde. Comme quoi, Raoul FOLLEREAU avait raison quand il disait : « L’important ce n’est pas ce que l’on récolte, mais ce que l’on sème ! » Les usagers, parce « spécialistes de la souffrance humaine », savent être reconnaissants vis-à-vis des éducateurs qui ont mouillé le maillot pour eux ! Voilà pourquoi, éducateur, c’est une belle aventure humaine. Aider des gens à être et à rester des hommes et des femmes debout, quoi de plus beau ? Mais cela suppose d’avoir un grain…

Par contre, assez régulièrement, un éducateur devrait se poser la question de savoir : qu’en est-il de mon grain ? De ce grain qui a fait que j’ai embrassé le métier d’éducateur ? Est-ce toujours un grain positif qui me booste, me stimule, me pousse vers l’avant ? Est-ce un grain qui m’enracine dans le service des cabossés de la vie ? Ou est-ce plutôt un grain négatif qui me pourrit de l’intérieur et pollue la vie des usagers ?

Se poser la question de l’état de notre grain me semble fondamental dans le parcours professionnel d’un éducateur. Un éducateur doit savoir faire des pauses à mi parcours professionnel pour s’interroger sur sa posture, son engagement, sa façon d’exercer son métier… Ce temps de restructuration est fondamental pour prendre du recul et recharger ses batteries.
Aux étudiants ES et ME, j’aime à dire qu’ils devraient s’efforcer de garder intact la flamme initiale qui leur brûle au-dedans et qui les a poussés à choisir ce métier. Car, bien souvent pris dans la spirale du quotidien institutionnel, les éducateurs ont parfois du mal à se mettre en retrait pour réfléchir sur l’efficience de leur pratique professionnelle.

S’interroger sur l’état de notre grain d’éducateur, aide à rester tout le temps en alerte ! Un éducateur sans grain, un grain qui le pousse vers l’avant, est comme une lampe sans huile ! Dis-moi où en est ton grain et je te dirais quel éducateur tu es !!! Educateur, sois fier de ton grain !!!

M. OKOUNHOLLA Emmanuel
Educateur et fier de l’être !
Toulon le 23 mai 2013
INSTITUTION BARTHELON